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A Saint-Denis, la rénovation urbaine dans la chair

Les habitants du quartier du Franc-Moisin se réunissent pour exprimer leurs inquiétudes (c)
Interventions d’habitant.e.s contre les politiques de rénovation urbaine
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Julie
Interventions d’habitant.e.s contre les politiques de rénovation urbaine (c)

Saint-Denis. Quartier du Franc-Moisin. Anciennement l'un des plus grands bidonvilles des années 1970, où s’étaient installé·e·s des familles de travailleur·euses espagnoles, algérien·ne·s et portugais·e·s, des ouvrièr·e·s. Où d’autres encore sont arrivé.e.s, lorsque la cité a été inaugurée en 1974.

Aujourd’hui, quasiment 2000 logements sociaux, dont la moitié sont gérés par la ville de Saint-Denis, l’autre moitié par le bailleur social Logirep. 2019, nouveau projet de rénovation urbaine. 5 bâtiments menacés de démolition partielle ou totale.

Boum. Tombées les tours, après celles qui sont déjà tombées.

« J’ai habité dans un bâtiment qui aujourd’hui n’existe plus, puisqu’il fait partie des premiers bâtiments qui ont sauté dans le premier programme de rénovation urbaine - appelé ANRU-1. Le bâtiment 3. En 1995. Le 25 septembre 1995. Voilà, les dates qui marquent ta vie tu t’en souviens. » - E., habitante du quartier depuis sa naissance.

Le rénovation urbaine expulse, loin, toujours plus loin (et se passe volontiers de tout consentement)

Concrètement, la rénovation urbaine ça veut dire l’expulsion quasi systématique des classes populaires et des personnes issues de l’immigration toujours plus loin. Déplacement des corps non voulus, non souhaités. « Alors, moi je veux pas qu’ils détruisent les bâtiments ici (…) pour les mettre où ? Parce qu’ils en ont marre de voir des gens ? Des gens qui ont plus de quarante ans ici ? Imaginez-vous, le choc que ça leur fait ? Maintenant ils ont plus besoin de l’immigration. Dans le temps ils avaient besoin de l’immigration. Maintenant ils nous donnent un coup de pieds. On est où ? ». S., habitante du Franc-Moisin depuis 1974. La rénovation urbaine ça veut dire motif absurde, esthétique ou technique, invoqué pour justifier un choix politique : la violence. « On est réunis aujourd’hui pour se battre contre le projet urbain de démolition de trois escaliers du B-7 sous prétexte de faire passer une route alors qu’il existe déjà une route. ». P. habitante du Franc-Moisin depuis 1974. Sans être informé, sans être consulté, en dépit de la loi, selon laquelle ces étapes sont obligatoires. « La maison natale est plus qu’un corps de logis, elle est un corps de songes. Chacun de ses réduits fut un gîte de rêverie ». Bachelard, Poétique de l’espace. L’Etat français n’accorde pas aujourd’hui aux habitant.e.s des quartiers populaires le droit de rêver – mais pas non plus le droit de vivre.

Référendum : les habitant.e.s du Franc-Moisin veulent renouveler l’expérience (c)

Le déplacement des corps à marche forcée

La rénovation urbaine, c’est V., un garçon de 18 ans qui bosse comme intérimaire, qui n’a pas de revenus suffisants pour vivre ailleurs que chez sa mère. Il ne pourra pas y rester si le logement donné à l’issue de la démolition est plus petit. Ce qui veut dire ne plus avoir de logement, d’endroit où habiter, où se reposer. La rénovation urbaine, c’est la mère de V., qui ne pourra pas continuer à travailler dans ce restaurant du centre de Paris où elle est employée depuis plus de 10 ans, si elle est relogée trop loin sur le territoire de Plaine Commune. Ce qui veut dire perdre son travail ? M., 74 ans, qui a des problèmes de vue et peine à se déplacer, qui sera peut-être obligée de quitter l’appartement qu’elle occupe depuis 1974, sans aide, sans personne. Ce qui veut dire consacrer à sa propre expulsion ses dernières forces vitales. M. et son mari, qui ne peut plus marcher suite à un accident de travail, qui sont au 2e étage où c’est déjà difficile et qui seront peut-être placés encore plus haut, condamnés à rester dans l’immeuble, le nouveau, qu’ils n’auront pas choisi. Ce qui veut dire être faits prisonniers de leur dernière demeure.

Ici comme ailleurs, les résistances s'organisent

Et les corps résistent, pourtant. Se mettent en colère, en mouvement, en voix, en combat. Même si l’on ne sait pas de quoi demain sera fait, si ça vaut le coup. Les tapes sur les épaules, les accolades des retrouvailles. Un soir, Y., 54 ans, monte une dizaine d’étages pour aller informer les voisin.e.s sur le projet — elle rit et tousse, parce qu’on les monte ces dix étages à pieds, l’ascenseur ne marche pas et qu’elle fume trop de cigarettes, aussi. Réunions tou.te.s ensemble autour d’une table dans le local, pour discuter stratégie, les yeux déjà fatigués qui pleurent presque, chacun.e sa journée de travail déjà dans le dos. Les moments de trêve, les fêtes au quartier, le tiep poulet de la mère de D. Vendredis après-midi à coller des affiches avec ses mains avec F., D. et C. À distribuer des tracts dans les boîtes aux lettres. Faire des banderoles. Marcher, jambes contre jambes, coudes contre coudes, jusqu’au conseil municipal pour les brandir, les lever à bout de bras. Hurler comme c’est inscrit dessus qu’ « On veut rester ! ». Les bras des un.e.s tenant les épaules des autres, les colonnes vertébrales cassées qui se soutiennent mutuellement, qui tiennent, encore un peu, le temps qu’il faudra.

Jambes tremblent à 8h du matin et du soir, de ne pas avoir assez bu de café, d’en avoir bu déjà trop, de ne plus voir le bout du tunnel.

Silhouettes dignes, héroïques.

Et comment faire corps avec ces corps en luttes, moi qui ai un logement, moi corps blanc, moi corps en relative sécurité en dehors des samedis après-midi à battre le pavé, moi corps épargné de l’exploitation physique non-choisie au travail ? Où mettre ce corps, où mettre cette voix lorsque l’objectif est que les concerné.e.s parlent en leur nom ? Comment tuer l’autoritarisme de l’Etat français qui me traverse – nous traverse nous tou.te.s, malgré nous ?

Beaumont-sur-Oise, devant la gendarmerie. Troisième Marche pour Adama Traoré. « Justice pour Adama ! Justice pour Adama ! Justice pour Adama ! ». Peut-être une réponse. La manif’, le corps collectif. Ensemble, faire corps. Milles voix s’élèvent, une voix résonne, un seul cortège qui fait bloc. « Mais cette marche, ce n’est pas la marche de la famille Traoré. Cette marche, c’est votre marche (…). Votre nom va rentrer dans l’histoire, votre nom va rester gravé dans le marbre, dans dix ans, dans vingt ans, dans trente ans vous resterez dans l’histoire et vous pourrez dire j’ai participé à un mouvement, j’ai participé à un renversement du système, j’ai participé à un mouvement pour la liberté de certaines personnes. J’ai participé. », Assa Traoré, impressionnante, forte, belle. T-shirts noirs des membres du comité, qui émerge au devant, jaune fluorescent, parkas vertes, vestes en jean, piercings, drapeaux rouges et noirs, bottes, cheveux colorés. Tou.te.s là. Ce ne sont pas que les couleurs. Les corps morts, les corps blessés, les corps mutilés. À coups de cris. À coups de poings. À coups de contacts. Ils sont venus reprendre leurs droits. Briser les chaînes. Révolution !

 

Julie - Volontaire au sein de l'association Alternatives Pour des Projets Urbains Ici et à l'International (APPUII)

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