Au printemps 2018, alors que fleurissent les expositions et les ouvrages autour des 50 ans de Mai 68, un autre anniversaire est fêté plus discrètement : celui de la publication du livre d’Henri Lefebvre (1901-1991), Le Droit à la ville, par les éditions Anthropos en mars 1968 : pas moins de quatre colloques (Paris-Nanterre, Nanterre, Caen, Tours) organisés en quelques mois. D’où une vive discussion au sein du comité éditorial d’Urbanisme sur l’opportunité de consacrer un dossier au « droit à la ville ». Avec une hésitation en forme de question : simple effet de mode ou mouvement de fond ?
Le constat d’un mouvement de fond est patent : la pensée d’Henri Lefebvre fait un véritable retour en France depuis une dizaine d’années dans la sphère académique après un détour par la géographie radicale anglophone – dont la figure de proue est David Harvey – et par les mouvements sociaux urbains, principalement latino-américains. Lesquels mouvements ont réussi à faire reprendre le droit à la ville par les Forums sociaux mondiaux altermondialistes, puis par certaines municipalités et associations de pouvoirs locaux et même dans le Nouvel Agenda urbain mondial adopté à Habitat III, le sommet de l’ONU organisé à Quito à l’automne 2016. Reste à savoir de quel « droit à la ville » il s’agit.
C’est à présenter les éléments de ce débat que ce dossier est consacré, renouant un fil déjà suivi par Urbanisme à plusieurs reprises. Le droit à la ville est ici pris comme outil d’interrogation sur les conceptions et les pratiques urbaines. D’où un dossier s’articulant en trois parties.
Une première partie introduite par les chercheurs Grégory Busquet et Sophie Didier – qui ont beaucoup contribué à l’élaboration de ce dossier – resitue Le Droit à la ville dans son contexte historique, dans l’oeuvre d’Henri Lefebvre, marxiste non orthodoxe, et dans ses usages contemporains. Dans quelle mesure le livre était-il connu, diffusé ? Quel écho l’expression a-t-elle eu chez les jeunes architectes ? Sur l’enseignement dans les écoles d’architecture et les instituts d’urbanisme ? Quelles revendications a-t-elle inspirées ? Des témoignages, en particulier de l’architecte urbaniste Philippe Panerai et du sociologue Jean-Louis Violeau, ainsi que des articles sur des démarches emblématiques de l’après-68 en France (Louviers, Alma-Gare) rappellent le sens qu’avait alors un droit à la ville pas toujours revendiqué comme tel. En contrepoint, sont présentées deux contributions (Marco Cremaschi et Francesco Biagi) sur la réception italienne d’Henri Lefebvre et deux lectures du Droit à la ville par des géographes marxistes anglophones (Mark Purcell et Don Mitchell).
Une deuxième partie internationale retrace la circulation du droit à la ville comme nouveau thème de lutte et comme revendication de mouvements sociaux dans les pays du Sud, notamment en Amérique latine et en Afrique du Sud (Magali Fricaudet, Marianne Morange, Amandine Spire, Claudia Carolina Zamorano-Villarreal).
La troisième partie questionne les différentes facettes du droit à la ville, son influence sur les politiques publiques françaises (Jean Haëntjens) et son inscription dans la dynamique internationale d’affirmation des pouvoirs locaux (Brigitte Bariol-Mathais). Trois acteurs engagés (Pierre Mansat, Sylvain Adam, David-Gabriel Bodinier) explicitent le sens du droit à la ville dans les mobilisations urbaines actuelles. Dans la même perspective, l’anthropologue Michel Peraldi analyse la situation marseillaise où se cristallise un ensemble de mouvements mettant en avant pour la première fois en France « le droit à la ville et au logement ». De son côté, Éric Le Breton propose d’affirmer un « droit à la démocratie mobile ».
La nouvelle vitalité du droit à la ville montre à la fois l’écart de sens avec son contexte d’émergence et les perspectives qu’elle ouvre aux réflexions et aux pratiques qui font la ville aujourd’hui.